
Il est des œuvres terrifiantes et noires dont les artistes portent sur les épaules le poids de leurs tourments. Mais rares sont ceux qui, dans la bande dessinée, savent tromper leur monde et dissocier le contenu dramatique de leur œuvre d’un comportement social des plus classiques. Par leur charisme et leur magnétisme, un Druillet, un Bilal laissent finalement deviner, derrière des regards et des comportements, la présence latente d’un tréfonds obsessionnel dont les effluves sporadiques et violentes rejaillissent dans l’œuvre même. Mais on peut passer deux heures avec Jean Giraud, alias Moebius, sans vraiment pouvoir attribuer à des traits spécifiques de sa personnalité l’explication d’un aspect particulier de son dessin.
Olivier Ledroit est de ceux-là.
En début d’année, il présentait à Paris un collector
(édité par Daniel Maghen). Avec légèreté et amusement, il introduisait ses lecteurs
dans le monde enchanteur des elfes et autres personnages aériens de l’heroic fantasy. Son dessin est alors tout en élégance, stylisé, telles des illustrations anglaises ou nordiques de contes pour enfants. De la poésie, jusque dans la caricature des monstres les plus hideux pour les rendre finalement communs, attachants et acceptables.

Et puis, surprise : le néophyte découvre, dans les bacs, un album du même auteur, « Xoco »,
un polar noir, co-scénarisé avec Thomas Mosdi. L’action se déroule à New York, « la ville des extrêmes et des délires ». Il y fait noir, marron, bleu profond ou vert sombre. O.L. revendique alors
l’héritage expressionniste, cite les cinéastes Murnau et Mankiewicz pour expliquer pourquoi il s’appesantit sur les ombres. J’aime d’ailleurs assez sa formule : « Je recherche les atmosphères claires-obscures ; ça me permet de travailler la lumière ! ! ! ».

Il est difficile de cerner la personnalité de ce garçon de 34 ans, hypersensible, timide aux ongles rongés, amoureux de ses bonsaïs…quand on se plonge dans l’exubérance des «
Chroniques de la Lune Noire ». Et plus encore, dans
« Requiem », son œuvre la plus aboutie.
Les « Chroniques de la Lune Noire » sont dessinées dans le filon de l’heroic fantasy. Avec Froideval, O.L. a surfé sur les influences graphiques de Frank Frazetta et Berni Wrightson, deux illustrateurs US dont il revendique l’influence. La violence est omniprésente, mais ponctuée de clins d’œil et « d’humour au second degré ».

Les difficultés de collaboration ont amené O.L. à se jeter avec Pat Mills dans
« Requiem » qui prolonge, avec maestria et un foisonnement délirant, cette aventure personnelle dans
un univers plus franchement gothique encore.
Personnellement, j’ai eu beaucoup de mal à « lire »
« Requiem », même si, au gré des livraisons (on en est au 6ème tome), la mise en page s’est aérée et clarifiée. Là n’est peut-être pas son point fort. Comme l’explique O.L. lui-même, c’est de toute façon une « histoire à tiroirs »…
Le scénario me fait penser à un livret d’opéra. L’histoire est quasi impossible à résumer (je tente) : un soldat allemand, Heinrich, meurt sur le front russe. Il est projeté sur Résurrection, un monde chaotique et violent. Il y suit les enseignements du vampire Cryptus et devient « Requiem » à la recherche du seul être aimé de lui, Rébecca… Pour cette superproduction en technicolor et dessins double-page, O.L. propose un casting d’enfer avec, en guest-star, Dracula, Robespierre, Attila, et puis des dragons, des centaures et même des avions triplans…

Ne vous laissez pas impressionner. Ou plutôt, si… Mais par la puissance du dessin, la capacité narrative de chaque case et la force émotionnelle de certaines séquences. Vous êtes à Garnier ou à la Bastille, vous ai-je dit, c’est le chant qui vous emporte, le cri déchire votre confort, la raison n’a plus cours…
A l’instar de son confrère écossais, Adrian Smith (chef de file de l’équipe de Warhammer), O.L. a trouvé sur ce territoire
la maîtrise d’une palette plus large où le « rouge pétant », sur fond noir ou bleu très dense, fait brûler d’un feu agressif les inscriptions les plus ésotériques !
Les scènes de bataille deviennent grandioses, comme une séquence des films d’Eisenstein quand il paraphrase l’affrontement des chevaliers teutoniques avec les forces du mal absolu. Un délire total, mais génial
(que, malheureusement, on ne peut reproduire ici. Et même, il faudrait pouvoir les regarder sur les planches originales, grand format, plus que dans les albums, si réducteurs). A côté, les tableaux de Carpaccio ou de Mantegna restent des figures stylistiques (bon…j’exagère un peu).
Oui vraiment, la question se pose avec E. Beiramar
(www.fantasy.fr) : dans quel recoin de son cerveau, O.L. va-t-il puiser toute cette dramaturgie.

Près de Lorient, à une portée de voix d’un Sorel dont l’univers, fantastique lui aussi, me semble plus serein (et plus marin), O.L. et son épouse sont des terriens ordinaires. Dans le village, on regarde d’un œil torve l’auteur de ces exubérances graphiques. Ce n’est pas l’atmosphère des Sorcières de Salem, mais ça jacasse et ça tracasse…
Lui, pourtant, en gentilhomme, ne cesse d’offrir des clés de lecture : « Le quotidien ne m’influence pas trop…pas plus…je ne cherche à puiser dans le côté sombre de la vie ». Non, son œuvre est pure jubilation. Sur le modèle de l’auteur de La Ligue des Gentlemen, il cherche avec Pat Mills « des trucs qui le font marrer ». Celui qui se dit
« anar positiviste », revendique tout simplement de faire « ce qu’il veut ».

« J’ai une tribune, je suis libre de m’exprimer ». Si, comme d’autres auteurs, il reconnaît le besoin d’une sorte de thérapie (« le dessin permet de libérer toutes les images de violence que j’ai en moi »), il y a chez lui un côté manipulateur qui le force, tel un grand gosse, à miner, puis désamorcer « le côté noir » de ses histoires. Comment pourrait-il faire autrement, lui qui s’assume père de famille et franchement « popote » dans sa jolie maison morbihannaise. Il affirme dessiner
« Requiem » en jouant les baby-sitters et en gardant un œil rivé sur le dernier épisode de « Oui-Oui » ou des « Barbe à Papa »…
Ni ange, ni démon. Mi-ange, mi-démon (mais pour le fun)…Olivier Ledroit n’a rien d’un poète maudit.
11 Commentaires
cigarette au bec, c'est un très mauvais
exemple pour les jeunes.
SATAN
Ledroit, dont la BD délivre un message,
comme un opéra, dont le dessin résonne
juste et découvre un peu l'âme de nos
semblables. Très bien. Martin
Merci pour votre talent qui orne mon salon!
Thibaut Ginac
A consommer sans moderation
La finesse du trait ajoute à la qualité des couleurs donne l'envie de découvrir d'autres dessins.